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Art et architecture anglo-normands

Le décor sculpté en Normandie

Le sacrifice du décor est habituellement présenté comme une des caractéristiques de l'art roman en Normandie. Chapiteau aux béliers, église abbatiale de la Trinité de Caen, c. 1060/1080. (?). Evolution locale du chapiteau de style antiquisant. Les façades des églises normandes ignorent en effet le programme sculpté caractéristique d'autres régions. Les bâtisseurs normands ont privilégié la rigueur et la majesté des lignes architecturales dans un contexte où la multiplication des chantiers, surtout après 1066, n'a sans doute pas permis de mobiliser partout une main d'œuvre spécialisée.

Des études récentes ont cependant révélé l'intérêt et la variété de la sculpture romane en Normandie. Le décor des chapiteaux du XIe s. retient notamment les influences du style corinthien. L'Incrédulité de saint Thomas, cathédrale de Bayeux, chapiteau de la croisée du transept, première moitié du XIe s., déposé après l'incendie de la cathédrale en 1105. Ce style largement antiquisant est souvent attribué à l'influence des moines italiens - Guillaume de Volpiano, Lanfranc de Pavie, Anselme du Bec - dans l'entourage des ducs de Normandie et à leur rôle dans les grands chantiers (Bernay, au début du XIe s., les abbayes de Caen dans la deuxième moitié du siècle).

Le plus souvent, la tendance est à la simplification et au dépouillement qui s'imposent dans les grandes abbayes après 1070. Plus rarement cependant, les chapiteaux abritent des scènes historiées, comme dans la première cathédrale romane de Bayeux, détruite en 1105, ou l'église de Rucqueville en Bessin. Mais ces chefs d'œuvres exceptionnels sont en général considérés comme relevant d'influences extérieures à la production du duché.

Chapiteaux, décor à motifs géométriques et végétaux, église collégiale Saint-Hildebert de Gournay-en-Bray. Gravure de John Sell Cottman, 1817.Le décor sculpté dans la Normandie du XIe s. est également marqué par une étroite parenté avec les arts précieux, orfèvrerie, ivoires, mais surtout enluminure. Il s'agit alors de compositions en faible relief, mêlant à profusion motifs végétaux et animaliers dans un style où l'on peut reconnaître l'art des manuscrits des abbayes de Jumièges, Saint-Ouen de Rouen, Fécamp, Saint-Pierre-de-Préaux, etc. Dans ce domaine, les contacts avec le monde anglo-saxon sont sensibles dès avant la conquête, notamment à Jumièges, dont l'abbé Robert est devenu archevêque de Cantorbéry. Type de chapiteau à godrons. in "L'architecture normande aux XI-XIIe s. en Normandie et en Angleterre", V. Ruprich-Robert, 1899.Ils sont encore plus évidents dans les années qui suivent et se développent dans la première partie du XIIe s., notamment dans les chantiers caennais en contact étroit avec les régions du sud de l'Angleterre.

Le début du XIIe s. est également marqué par une tendance commune aux chantiers anglais et normands : le développement du décor géométrique sur les arcs, les tympans et parfois en tapis continu sur les murs (Bayeux, Thaon, Secqueville-en-Bessin). Dans les années 1120-1130, ce décor tend à devenir exubérant, notamment en Angleterre, d'où est importé un de ses motifs caractéristiques : le claveau en forme de tête d'oiseau mordant le tore d'un arc (beak-head). Dragon nordique ou oriental ?, écoinçon des arcades de la nef de la cathédrale de Bayeux, c. 1120-1130. "L'architecture normande aux XI-XIIe s. en Normandie et en Angleterre", V. Ruprich-Robert, 1899. Le chapiteau à godrons, modelé par des subdivisions des corbeilles de chapiteaux cubiques, est une autre forme particulièrement répandue à cette période, simple, ou ornée de motifs végétaux ou fantastiques qui se développent alors sur les sections en demi-lunes de la partie supérieure des godrons.

Statues colonnes de la salle capitulaire de l'abbaye Saint-Georges-de-Boscherville, seconde moitié du XIIe s. Photo ATAR.Certains aspects de la sculpture normande au XIIe s. font encore débat. La résurgence d'une influence anglo-scandinave dans les décors d'entrelacs, et certains motifs animaliers - serpents, dragons - a été évoquée notamment pour un groupe d'église du Nord-Cotentin, mais aussi pour le décor des écoinçons de la cathédrale de Bayeux. Il faudrait aussi signaler nombre de cas particuliers qui révèlent la permanence d'une activité artistique originale en Normandie dans la première moitié du XIIe s..

Mais pour l'essentiel, les grands chantiers sont achevés et la force créatrice de l'art roman normand s'épuise dans les années 1140-1150. Désormais, alors même que la rivalité entre le Plantagenêt et le Capétien s'exacerbe, c'est d'Ile-de-France que viennent les modèles d'un nouveau style, le "gothique". En Normandie, l'influence de la sculpture du chantier de la cathédrale de Chartres est ainsi particulièrement sensible dans le décor sculpté du cloître et de la salle capitulaire de Saint-Martin-de-Boscherville, ou encore dans le portail de l'abbatiale d'Ivry. Beaucoup plus à l'ouest, les gisants de l'abbaye de la Lucerne font penser aux statues-colonnes des cathédrales de Chartres et du Mans.

 

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